Pour une médiation de nos lieux de vie
- Célia Boucheraux et Amélie Blandeau

- il y a 6 jours
- 8 min de lecture
A l’heure du tout internet, beaucoup d’entre nous peuvent se figurer sans trop de peine l’opéra de Sydney, la pyramide du Louvre, les fjords norvégiens ou même la Sagrada Familia de Barcelone, sans y avoir jamais mis les pieds. Mais pouvez-vous visualiser le coin de votre rue ? La façade de votre mairie ? Les alentours de l’espace vert de votre quartier ? Comme l’explique très justement le géographe Damien Deville sur ses réseaux sociaux, « Un territoire est toujours un centre du monde pour celles et ceux qui y habitent. ». On peut vivre « en périphérie » d’une métropole, dans une diagonale du vide, dans une cité-dortoir, quand bien même, on vit toujours « ici ». Aujourd’hui, l’altérité des territoires est noyée par la multitude d’images offertes sur internet. Les imaginaires d’ailleurs font partie de nos paysages intérieurs mais nous n’avons plus les mots pour parler de nos chez-nous. Au cœur de ce grand chamboulement contemporain, la médiation culturelle pourrait être la clé ; une médiation de nos lieux de vie aux multiples bénéfices.
Avant tout chose, qu’entend-on par « médiation de nos lieux de vie » ?
C’est d’abord l’idée centrale que chaque lieu a quelque chose à raconter. Zone rurale, quartier urbain, aire périphérique, hameau isolé, zone balnéaire, village montagnard, artère parisienne. Dans chacune de ces aires habitées, l’envionnement est riche d’une multitude d’éléments que l’on s’habitue à ne plus voir : un chemin creux, un chêne, un commerce, une borne kilométrique, un rivière, un square, un mobilier urbain. Chacun de ces éléments fait parler le territoire sur lequel il se trouve. La matière première est riche mais les observateurs contemporains, happés par les écrans, bénéficieraient du soutien d’un médiateur pour s’émerveiller des singularités de leurs chez-eux.

Sortir de la consommation de l'habiter
En parallèle du développement des aires métropolitaines, l’habitat a grandement évolué. Dans les zones économiquement dynamiques, les constructions de logement semblent toujours plus nombreuses, souvent sous forme de lotissements pavillonnaires. Dans le même temps, certaines zones rurales se dépeuplent, chamboulant un peu plus le profil de l’habitat en France. Bien souvent, on finit par habiter en fonction de temps que l’on mettra depuis ce point A, à se rendre au point B que représente le lieu de travail. Ainsi, on habite sans attachement, un territoire parce qu’il est pratique et cochait les deux cases « distance » et « budget ». Dans ce schéma, il est facile de dériver vers la consommation de l’habiter : on utilise le territoire parce qu’on y trouve son chez-soi, parfois on y fait ses courses, voire on y met ses enfants à l’école. Mais on ne pose jamais le regard sur cet environnement quotidien et dans le pire des cas on n’y rencontre ni lieux ni humains.
Connaître chez soi avant de connaître le monde devient une urgence sous-estimée. Parce qu’en étant riche de la connaissance de chez moi, je suis riche dans la rencontre de l’autre, venant d’un ailleurs. La médiation de nos lieux de vie est au croisement de l’action culturelle et du développement territorial. Ainsi, par une médiation ad hoc, on peut découvrir le nom de telle pierre locale, elle-même composit des paysages environnants. J’apprends le nom de tel ruisseau et ses sources et destinations. Je comprends pourquoi tel arbre a été planté. Le lieu de vie est un élément de « commun » de ses habitants, un premier élan pour la rencontre d’autrui. Et plus l’on se déplace loin, plus il devient essentiel. En voyage, lorsque l’on rencontre quelqu’un, on interroge vite son lieu d’habitation. Si l’on note une proximité avec le nôtre, on creuse, dans la curiosité de se découvrir voisin. Il y a d’ailleurs parfois une certaine fierté à habiter une région reconnue pour son identité forte telle que la Bretagne, la Corse ou le Pays basque qui cohabite avec une totale méconnaissance des lieux de notre quotidien.
Derrière ce constat, on devine que la médiation de nos lieux de vie relève de l’appropriation des villes, villages et quartiers par leurs habitants, de leur attachement. Elle est aussi, de ce fait, une façon de rompre l’isolement des personnes En cela, elle représente un enjeu majeur de la démocratie locale.

Poser le regard sur nos "centres du monde"
La connaissance de nos « ici » est en fait une ouverture sur le monde, ce monde qui commence au seuil de chez-soi. Parce que je peux identifier ce qui fait singularité chez moi, je vois mieux ce qui fait singularité ailleurs. Mais ce qui prévaut aujourd’hui est une découverte des ailleurs. C’est pourquoi, si l’on habite une zone d’intérêt touristique, on peut bénéficier de visites guidées parfois nombreuses, parfois thématiques et localisées qui permettent une forme de médiation de son territoire. Grandes villes et autres villages préférés des Français en font partie. On quitte alors sont statut d’habitant pour endosser celui de touriste. Ce même statut qui nous permet de découvrir, loin dans le monde, les lieux emblématiques d’autres habitants, qui eux-mêmes ne les connaissent pas toujours. En revanche, si l’on habite un territoire dépouvru d’offre touristique, la possiblité de le découvrir vraiment peut demeurer inexistante.
Pourtant, connaître, c’est protéger. Dans les années 1950, le journaliste américain Freeman Tilden, considéré comme étant le fondateur de ce que l’on appelle « l’interprétation du patrimoine » écrivait : «Through interpretation, understanding; through understanding, appreciation; through appreciation, protection » (« A travers l’interprétation, la compréhension, à travers la compréhension, l’appréciation, à travers l’appréciation, la protection »). C’est une citation bien souvent reprise dans le domaine de la médiation culturelle bien sûr, mais elle trouve tout particulièrement sa place lorsqu’on parle de la médiation de nos lieux de vie.
En effet, si la médiation de nos lieux de vie peut susciter l’attachement au territoire, elle peut aussi encourager la sensisiblisation à sa préservation ouvrant ainsi la porte à une préservation à plus grande échelle des écosystèmes ou encore des patrimoines. Parce que je connais mon « ici », je remarque qu’au fil du temps, tel châtaignier semble souffrir, alors que tel olivier s’épanouit. Dans un contexte de bouleversement climatique, l’enjeu est véritable.
Pour que nos lieux de vie deviennent véritablement nos centres du monde, il est donc nécessaire d’en améliorer la connaissance. Celle de tous ces petits éléments ordinaires qui nous entourent : éléments d’architecture, aménagement urbanistique, végétation, paysage, cours d’eau, relief, patrimoine vernaculaire… autant d’élément qui racontent nos territoires. Loin de nos écrans, la médiation de nos lieux de vie nous pousse à se réapproprier le monde par le sensible, elle nous rapproche du réel.

Le rôle du médiateur-interprète
Dans cette idée de remettre les lieux d’habitation aux centres de nos mondes, le rôle du médiateur-interprète est central. Il est l’intermédiaire qui peut ouvrir nos regards sur nos éléments ordinaires de paysage, ceux qu’on voit sans regarder ni comprendre. Il est le plus à-même de mettre en relation et créer le lien entre l’habitant et son environnement. Son expertise lui permet d’amener le public-habitant sur un sujet complexe afin d’éveiller les esprits.
Un enjeu majeur fait face au médiateur de nos lieux de vie : déconstruire la vision selon laquelle ce qui fait patrimoine relèverait systématique de l’exceptionnel et jamais de l’ordinaire (le Mont-Saint-Michel relevant de l’un, un vieux lavoir relevant de l’autre). Après tout, « sortir de l’ordinaire » n’est pas un élément constitutif de l’objet qu’on observe mais plutôt le résultat d’une posture active de l’observateur. De même, il devra encourager son public à se détacher des notions de beau, de rare et d’esthétique pour mettre en lumière tout milieu, urbain ou rural, qui constitue un lieu de vie.
La mise en œuvre d’une telle médiation peut prendre des formes variées (visites, ateliers, rallyes-photo, publications participatives, expositions de chantier…) et devrait intervenir à tous les niveaux : en école, avec des groupes d’habitants, dans les médiathèques, les EHPAD, dans les associations. Elle n’a de limite que la créativité du médiateur. En certains lieux et pour certaines zones géographiques, le musée peut faire lieu de médiation. Ainsi, on peut citer les activités des éco-musées, qui, tout particulièrement, font parler les territoires (comme l’écomusée de la Bintinais porté par Rennes Métropole), ou encore certains lieux spécifiques tel que le centre d’architecture arc en rêve, situé à Bordeaux et qui propose une programmation variée autour de la médiation de l’architecture dans un but d’appropriation par ses publics. Néanmoins, un aspect incontournable demeure pour le médiateur : Quelle que soit la forme de médiation opérée sur le sujet, indéniablement, elle devra passer par les mots.

Interroger par les mots
La médiation de nos lieux de vie repose en grande partie sur le partage d’un vocabulaire qui vient spécifier les éléments de nos environnements. Elle enrichit notre possibilité de décrire le monde et par la même, elle enrichit notre imaginaire. Ainsi, « arbre » devient châtaignier, chêne, pommier, érable, cormier ; la pierre d’une maison devient granit, schiste de Pont-Réan, tuffeau, brique ; une fenêtre devient chien-assis, lucarne ou oriel. Par ailleurs, en certains endroits (pour ne pas dire « partout »), elle interroge le parler local. Par exemple, en albigeois, on découvre au détour des rues des « soleillou » (espace ouvert en dernier étage des habitations qui permettait de faire sécher linge et autres récoltes). Parfois même, elle donne des mots plus précis que le français courant. Ainsi, dans les régions, peut-on entendre parler de « rottes » pour désigner les sentiers formés par le passage répété d’un marcheur sur un espace enherbé.
De plus, lorsque l’on interroge le vocabulaire en lien avec les lieux, on découvre que la toponymie, est une véritable fenêtre ouverte sur la compréhension de l’ici. Elle décrit au-delà de nos compréhensions contemporaines le lieu qu’elle nomme et raconte des histoires oubliées. Prenons un exemple breton : on trouve sur le territoire des Marches de Bretagne, un certain nombre de rues et boulevards dits « des Saulniers ». C’est un mot oublié, (prononcé « sonnier ») qui qualifiait les personnes travaillant autour du sel et empruntant une route vers les frontières du Duché de Bretagne. Les rues qui les nomment rappellent leur trajet. Si la toponymie raconte l’histoire, elle est une matière vivante. Ainsi, à Châteaugiron en Ille-et-Vilaine, la rue des Gallo-romains vient rappeler qu’en cet endroit, des fouilles archéologiques récentes (2007-2008) ont mis à jour d’importants vestiges de l’époque gallo-romaine. La toponymie est aussi un témoin fort des langues locales et leur donne corps. On peut citer à titre d’exemple les « ker » (lieu habité), « plou » (paroisse) et autre « loc » (lieu saint) bretons.
Si les mots ont une telle importance pour parler de lieux, il est tout naturel que les écrivains se soient emparés du sujet. Dans les lieux qu’ils ont habité, ils ont endossé un point de vue foisonnant et ont produit les écrits les plus sensibles et passionnants. A ce titre, on peut explorer les écrits de François Mauriac à propos de son domaine girondin de Malagar, ou encore ceux de Julien Gracq à propos de la Loire qui longeait sa maison de Saint-Florent-le-Vieil. Mais loin d’être réservée à une élite, la compréhension de nos lieux est nécessaire à tous. Avec les mots, les lieux deviennent poésie pour tout un chacun. Ainsi, si hier, au coin de ma rue, se trouvaient une petite maison en pierre et deux grands arbres, demain pourra se trouver une maisonnette en schiste rouge et au toit d’ardoises derrière un peuplier et un acacia qui embaume l’air au printemps.
En 1866, le géographe Elisée-Reclus écrivait : « Là où le sol s’est enlaidi, là où toute poésie a disparu du paysage, les imaginations s’éteignent, les esprits s’appauvrissent, la routine et la servilité s’emparent des âmes ». Il pointait là, déjà, l’importance de connaître les lieux qui parlent à notre âme. On peut ajouter à son constat la nécessité, pour une démocratie saine, de trouver des citoyens éclairés possédant le vocabulaire qui leur permet de parler de leur chez-eux et donc de mieux appréhender le monde.
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Le champ de la médiation de nos lieux de vie est un sujet vaste que l’on pourrait explorer indéfiniment : attachement au territoire, ouverture sur le monde, support de rencontre, sensibilisation au monde tangible, éveil des curiosités sont autant d’implications positives du sujet. A l’heure où le temps semble nous échapper de plus en plus, il est urgent de nous réapproprier nos espaces, pour y retrouver une poésie ordinaire, pour s’y sentir plus vivant. On peut conclure sur cette citation de l’auteur breton Pierre-Jakez Hélias qui fait de notre rapport à notre lieu une vraie philosophie de l’espace-temps : « Il est facile d’être de son temps. La belle affaire ! N’importe quel imbécile peut être de son temps ! Il suffit de suivre tout le monde et de bêler avec le troupeau.Mais être de son lieu, ce n’est pas donné à tout le monde. Être de son lieu, c’est justement établir entre l’endroit où l’on vit, où l’on a ses occupations, où l’on mène son existence tout entière, entre l’endroit où l’on vit, donc, et soi-même, cette espèce d’entente qui fait qu’on finit par approcher de ce qu’on appelle la sagesse. »
Sources
HELIAS Pierre-Jakez, La sagesse de la terre (avec Jean Markale), 1978
MARTINIAUX Jean-Claude, Les rues de Châteaugiron, leur nom, leur histoire, 2021
PITTE Jean-Robert, Histoire du paysage français, 1983
TILDEN Freeman, Interpreting our heritage, 1957
Publications du géographe Damien Deville sur les réseaux sociaux



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